Elisabeth Avedon / L’œil de la photographie
Les Douches la Galerie présente une nouvelle sélection d’autoportraits de Vivian Maier. Réalisés entre 1953 et les années 1970, ils témoignent encore une fois de son œil pour les réflexions, de son grand sens de la composition et plus largement, de la richesse de son œuvre.
http://www.lesdoucheslagalerie.com/fr/artistes/presentation/2221/vivian-maier
L’autoportrait : regard sur Vivian Maier
Par Elizabeth Avedon (L’œil de la photographie – 27 novembre 2020)
Je me suis souvent demandé pourquoi on saisit sa propre image, ce que signifie le fait d’être représenté des deux côtés du cadre. Je ne me résous pas à n’y voir que pure vanité, pur narcissisme. On pourrait penser, non sans une certaine naïveté, qu’un autoportrait nous informe sur la personne photographiée. En observant le sujet représenté, ainsi que le regard porté sur lui, nous pensons pouvoir deviner des choses sur sa vie, son travail, sa journée. En cherchant l’expression, nous discernons des vêtements, des choix, un environnement – tentative, somme toute, de résoudre le mystère du « moi ».
Je ne suis pas certaine que l’on puisse lire ce « moi » dans les autoportraits de Vivian Maier, ni même suivre l’évolution de sa vie à travers ses images. Nous observons ses autoportraits en quête de révélations, mais elle ne nous livre que très peu de choses. Elle est seule dans ses pensées. Difficile d’imaginer son point de vue. Pas une trace d’émotion ni de réaction. Pas un seul portrait à deux. Elle n’est presque jamais accompagnée, ou parfois d’un enfant. La force du personnage de Maier réside dans la personnalité qui nous regarde à son tour. Un regard d’une grande intransigeance ; et il est paradoxal, pour une personne aussi secrète et indépendante, que ce soient ses autoportraits qui, à ce jour, se sont avérés ses œuvres les plus marquantes.
Elle semblait incarner une sagesse photographique qui la dépassait – toujours dans la composition, rarement dans l’émotion. Parfois, elle fait des choix géniaux : parfois, simplement un essai. Son œuvre regorge de surfaces réfléchissantes, de vitres – un monde mis en abyme à travers des cadres, des embrasures de portes, des châssis, son ombre se projetant sur la vie des autres, sur le trottoir, sur le dos d’inconnus. À travers son objectif, nous voyons son image se refléter sur une surface, image plane répétée suivant plusieurs angles.
Nulle grande émotion n’est exprimée dans ces autoportraits, peu d’action, de la curiosité plutôt que de l’introspection, de la composition plutôt que de l’émotion. Il pouvait arriver qu’elle sourît, bien que rarement – Vivian Maier semblait avoir une double vie : sa vie domestique, avec toutes ses contradictions, et sa vie personnelle, dédiée à la création. Elle jetait sur le monde un regard connaisseur, mais ne permit jamais à quiconque de devenir témoin ou spectateur de son travail. On imagine volontiers que cette femme profondément intuitive était une personne difficile : décalée, complexe, vivant dans son monde à elle. (…)
Je suppose que ce qui intéressait Vivian Maier, ce n’était pas, en soi, de réaliser des portraits d’elle, mais plutôt de proposer un aperçu, un regard sur les multiples facettes qui coexistent dans un corps. Je pense qu’il y a des indices cachés dans les autoportraits de son ombre. Dans certaines civilisations antiques, l’ombre évoque un doppelgänger. L’œuvre de Maier en est pleine. Des ombres sur les trottoirs, des ombres empiétant sur les vitrines, sur les étals de journaux, sur les feuilles mortes – où qu’elle veuille se trouver… Qui est le véritable dépositaire de ces images qu’elle n’a jamais montrées à personne ? (…)
Si je pouvais interroger Vivian Maier sur ses intentions dans sa photographie, j’imagine qu’elle me dirait : Ce qui m’a poussée à avoir cette vie secrète ? Voici ma réponse : « Ne cherchez pas à le savoir.
» En vérité, j’ai longtemps résisté. Ce n’est que récemment que je me suis mise à observer de près toute son œuvre publiée, m’y plongeant comme si j’avais trouvé une bouteille jetée à la mer il y a plus de cinquante ans. J’ai été soufflée par son talent. C’est une cadreuse hors-pair et le mystère qui entoure l’histoire de sa vie est captivant. Finalement, il est sans doute impossible de comprendre ou de connaître vraiment Vivian Maier, mais la force de ses photographies nous offre une ouverture sur son univers caché. Son œuvre respire la pureté photographique, l’amour de ce travail charnel du photographe. Point besoin de témoin ni de collaborateur, l’œuvre reste là, libre, dénuée de tout désir de reconnaissance, de notoriété ou de célébrité.
L’œuvre photographique contemporaine aspire souvent à quelque chose. Elle exige un public, ou nécessite des subventions. Elle a besoin qu’on l’aime, qu’on la partage, ou qu’on la commente. Aujourd’hui, les images ne se contentent pas d’exister en elles-mêmes, elles recherchent le jugement, l’approbation, traînant dans leur sillon une assourdissante et répétitive rhétorique. Les photographies de Vivian Maier ont l’extraordinaire singularité d’avoir seulement voulu être prises. Quelle magie. Un génie méconnu.
Elizabeth Avedon
Extraits de « Vivian Maier, Self-Portraits », powerHouse Books, Brooklyn, NY, 2013
Que dire après une telle analyse si ce n’est que la face cachée des choses (et des gens) se fond dans l’ombre protectrice et mystérieuse en nous interpelant, de manière consciente ou inconsciente, sur l’interaction possible avec l’environnement ; que ce dernier soit statique ou en mouvement et que l’action soit délibérée ou non.
Chacun y trouvera ce qu’il veut bien y chercher avec cette conviction ancrée qu’il faut, pour se rassurer, faire impérativement entrer les gens dans des cases et ne pas ainsi perdre ni repères ni certitudes.
Se libérer de certaines contraintes laisse libre cours à l’interprétation personnelle que chacun se fera et il est plutôt intéressant, qu’une fois l’image diffusée, nous puissions y discerner une foultitude de lectures possibles !
Pour ma part, et je me rassure également, en faisant mienne cette pensée :
“Le cadrage est un choix personnel, un parti pris qui fait plus appel à l’émotion qu’à la raison”.
Merci Bruno pour cette parution qui invite aux réflexions.